De la Mouselsbrauerei à Moscou ‒ L'aventure soviétique de Jules Lefort
Début 2016, le Centre national de littérature a reçu nombre de documents concernant la vie de Jules Lefort. Il s'agit avant tout de poèmes de circonstance, de récits de voyage et d'ébauches de discours. Jules Lefort ‒ ce nom, les Luxembourgeois amateurs de bière l'associent volontiers avec la Brasserie Mousel à Clausen, que Lefort a dirigée avec beaucoup d'engagement pendant de longues années. Que cet homme d'affaires, passionné de son métier de brasseur, se soit également essayé à la poésie et au récit de voyage, peu de gens le savent. Dans son œuvre majeure, Voyage en Russie, un tapuscrit de 78 pages inédit à ce jour, il relate ses impressions d'Union soviétique lors d'une première visite en automne 1932. 1
Dans le fonds Jules Lefort se trouve, caché parmi les notices, lettres et manuscrits, un document fort différent de ces papiers plus ou moins uniformes: un vieil album de photos en carton, aux feuilles usées et reliées par un simple fil tressé noir et blanc. Quelles riches mémoires peuvent bien se cacher dans ses pages ? En ouvrant l’album, on découvre, à côté d’un portrait officiel de Lénine, une photo de Jules Lefort en costume-cravate, la tête décorée d'une chapka, prenant son café dans un hôtel de première classe. En bas de la première page, un billet de train transsibérien, annonçant le trajet Moscou-Vladivostok en dix jours. Le reste de l’album montre, pêle-mêle, des vues de la ville de Rostov, les églises de Kiev, les palais de Leningrad, le stade Dynamo à Moscou, un barrage au bord du Dniepr et des usines à Ekaterinoslav (aujourd'hui: Dnipropetrovsk) et à Kharkov. Toutes les photos sont soigneusement numérotées et annotées. Plusieurs clichés, tel le numéro 120, montrent le jeune Lefort fumant sa pipe, entouré de ses compagnons de route, dans une chambre à coucher commune à l’Hôtel Softoflog à Leningrad, ou encore dans un bus, en route pour le palais de la tsarine Catherine à Pouchkine, l’ancien Tsarskoïe Selo (n° 122).
Les photos de la centrale hydroélectrique du Dniepr en particulier donnent des indices quant à la date à laquelle Lefort a effectué ce voyage. Construite pendant les années 1927-1932, l'énorme chantier a été connu sous le nom de Dnieprstroï, et c'est justement ainsi que Lefort annote la photo. Directement en dessous, on trouve une autre photo montrant des logements en construction. Encore un indice que le barrage est quasiment prêt à entamer son travail. Une photo en haut de la même page montre des participants à la Conférence du Deuxième plan quinquennal qui, elle, a eu lieu à Moscou en 1932 (n° 16).
Le lecteur averti s'en doute: il s'agit du même voyage décrit par Jules Lefort dans son Voyage en Russie. En effet, nous retrouvons à la page 29 du manuscrit un chapitre intitulé ‹Au Dnjeprestroy›. Inaugurée le 1er mai 1932, la centrale hydroélectrique venait tout juste de commencer son travail. Lefort note: «C'est merveilleux d'observer ces grues énormes, en haut de la galerie, trônant majestueusement» (p. 30), une image qu'il a d'ailleurs capturée en photo. Et de continuer, à la page suivante: «[L]e soir, au clair de lune, je viens admirer de nouveau sur un promontoire escarpé dominant les eaux bruyantes du fleuve et du déversoir, l'admirable barrage plongé dans une riche lumière, et dont les sons sourds des ateliers à la jonction du lit et de la digue font vibrer d'échos les rochers et les gorges des alentours.»
Les clichés en noir et blanc, dont le format ne dépasse parfois pas les 2,5 x 3,5 cm, montrant des maisons en bois que Lefort surnomme ‹villas› [à l'antépénultième page de l'album], des habitants de la nouvelle ville prenant l'air sur les quais [ibidem] et le chantier du barrage [n° 20, 86] complètent ces mots lyriques à merveille. Rien que pour la courte visite de Dnieprstroï, on trouve donc une foule d'impressions, aussi bien dans le récit que dans l'album de photos, qui témoignent de l'enthousiasme de Jules Lefort pour son pays hôte.
Les Luxembourgeois et la Russie au début du XXe siècle
Et pourtant c'est lui le premier à avouer que le voyage lui a changé les idées. Il commence son récit ainsi: «Quand je suis allé en Russie, j'ai trouvé tout différent de ce que je supposais. [...] J'ai trouvé une Russie calme, paisible, travailleuse, avide de science.» (p. 37) Au début des années 1930, «Russie» rimait, pour la plupart des Luxembourgeois au moins, ou bien avec «révolution bolchévique» ou bien avec «Pouchkine et Dostoïevski». La vraie Russie, peu de Luxembourgeois l'avaient visitée à cette époque, bien que les deux pays aient entretenu des relations diplomatiques depuis le 19e siècle. 2 Le plus célèbre Luxembourgeois qui connaissait intimement la Russie révolutionnaire est Michel Lucius, lequel travailla, de 1913 à 1922, comme prospecteur pour une compagnie de pétrole russe à Bakou et à Grozny. Grozny est aussi la ville natale de l'auteur luxembourgeois Nelly Raus (°1910), dont le père était également engagé dans l'industrie pétrolière. Le Caucase semble avoir eu une attraction particulière pour les Luxembourgeois, comme en témoigne le voyage de Jéhan Steichen, journaliste et politicien communiste en visite officielle à Bakou en mai 1937. 3 Son récit fut publié par la Société des amis URSS-Luxembourg, fondée trois ans plus tôt, en 1934, à Esch-sur-Alzette. 4
L'intérêt luxembourgeois pour la Russie ne prend de l'élan qu'après la Seconde Guerre mondiale. Les enrôlés de force combattant au front de l'Est, comme par exemple Albert Borschette, publient leurs mémoires dès la seconde moitié des années 1940 (Journal russe, 1946). À côté de ces prisonniers de guerre, les russophiles s'efforcent, eux aussi, d'initier leurs compatriotes au monde soviétique. Dès 1945, René Blum, ministre plénipotentiaire du Luxembourg en URSS, organise des cours de langue russe au Lycée de jeunes filles. 5 L'une des premières élèves à bénéficier de ces cours a été Rosemarie Kieffer, écrivain et future directrice du Centre Pouchkine à Luxembourg. 6
Au cours des décennies à venir, c'est surtout le parti communiste et les sociétés d'échange culturel qui organisent des visites en Russie. C'est ainsi qu'Evy Friedrich fait, en 1953, un voyage d'études étendu à travers l'Union soviétique. 7 On trouve aussi quelques excursions plus individuelles. Ainsi, l'ambassadeur Paul Pütz entreprend en mars 1959 un voyage en Transsibérien de Moscou à Nakhodka, au bord de la mer du Japon. 8 Le récit de son expérience ne va paraître qu'en 2001 dans la revue Hémecht.9 Le témoignage d'une excursion plus aventureuse est publié en 1966 dans la Revue. Mars Schmit y raconte comment sa famille a exploré la Russie en caravane, partant du Luxembourg vers Minsk et Moscou jusqu'à Koursk, pour revenir par Kharkov et Kiev. 10 Mais ces voyages constituent des exceptions. La journaliste libérale Liliane Thorn-Petit déclare dans ses propres impressions de voyage, publiées dans le Républicain lorrain en 1969: «Trop souvent, les voyageurs en U.R.S.S. sont ou bien des amis communistes qui se refusent à voir le revers de la médaille ou des ‹ennemis› du régime qui, engourdis par leurs préjugés, ne sont plus sensibles aux prodiges accomplis !» 11
Le jeune Jules Lefort n'est ni l'un ni l'autre. Et pourtant, il décide de visiter ce pays à l'autre extrémité de l'Europe, deux ans avant même la fondation d'une société amicale entre le Luxembourg et la Russie, à une époque où peu de Luxembourgeois se lançaient dans une telle aventure. Qui était donc ce jeune homme entreprenant ?
Jules Lefort, étudiant en école d'ingénieur
Dès son plus jeune âge, Jules Lefort est avide de quitter les confins de son pays natal. Né le 5 juin 1910, le fils du directeur général en travaux publics est inclus dans le passeport du père dès l'âge de sept ans, et avec lui il passe deux semaines en Allemagne. À l'âge de 16 ans, le jeune Lefort fait une demande pour son propre passeport, 12 qu'il utilise pour un séjour à Paris, où il suit des cours de sténographie scolaire à l'Institut sténographique de France. 13 En 1929, il obtient son diplôme de fin d'études secondaires de l'École industrielle et commerciale à Luxembourg, section industrielle. 14 Ensuite, il part pour l'Allemagne et suit des cours d'ingénieur à la Technische Hochschule à Berlin, puis, en 1931, il s'enrôle parallèlement à la Deutsche Hochschule für Politik. 15
C'est vers la fin du semestre d'été 1932 que l'étudiant entreprend son premier grand voyage, notamment en Union soviétique. L'expédition semble avoir été organisée spontanément: le passeport luxembourgeois du jeune Lefort est délivré par le Consul-Général du Luxembourg à Berlin le 9 juillet 1932. Le visa touristique pour l'Union soviétique date du 9 août 1932. Lorsqu'il entame son voyage, il a donc à peine 22 ans. Sa fille, Jeanny Berchem-Lefort, à qui le CNL doit le fonds Jules Lefort ainsi que toutes les pièces montrées dans cette exposition, se rappelle l'histoire familiale: «[Il] part pour ce voyage en Russie, pendant 3 mois (la famille n'était pas enchantée du tout, mais ils le financent !)» 16
Ce qui l'a poussé à explorer ce pays plutôt qu'un autre, nous ne le savons pas. L'aspect relativement exotique, mais néanmoins assez proche, de la Russie a pu jouer un rôle non négligeable pour l'étudiant sans propres moyens financiers. Aussi, bien qu'issu d'une famille profondément catholique, 17 Jules Lefort se qualifie lui-même de «jeune homme incroyant» (Voyage en Russie, p. 29). 18 Il se veut cosmopolite, à l'esprit ouvert et curieux. Compte tenu du climat politique du moment ‒ en Allemagne, le NSDAP et ses campagnes d'intimidation deviennent une réalité de plus en plus redoutable ‒ le jeune homme aux idées libérales désire s'instruire de première main dans d'autres philosophies politiques: «Ce que j'avais suivi et noté avec un intérêt passionné aux cours politiques à Berlin, l'analyse évolutionnaire de la prodigieuse existence lénino-économique, se dévoilait en pays même comme hallucination pédagogique.» (p. 37)
Impressions de Russie - 1932
Ainsi, en automne 1932, Jules Lefort part pour l'Union soviétique. Le voyage est organisé par l'agence de voyage soviétique Intourist et se fait ‹dans de belles voitures› de train (Voyage en Russie, p. 1). L'album montre les diverses gares (n° 110-118), et des scènes pittoresques comme les robinets d'eau pour le thé (n° 115) et les voyageurs prenant le tschai dans leur compartiment (n° 149).
Cette manière de voyager permet l'interaction avec les gens du pays, bien que Lefort ne parle pas le russe. À la frontière, «une sentence en lettres slaves nous salue. Personne ne sait la déchiffrer. [...] Les douaniers parlent couramment les langues étrangères, ils vous reçoivent avec la plus grande politesse [...] Des guides sympathiques sont venus à notre rencontre.» (pp. 2-3) L'un de ces guides - Lefort le nomme ‹le sympathique Zascha› - est représenté trois fois dans l'album (n° 61, 163, 184).
On y trouve aussi quelques photographies du jeune Lefort lui-même. Citons surtout les n° 150, 151 et 153, qui montrent Lefort à l'hôtel Continental de Kiev, sur un quai de gare et au stade de football à Moscou, le crâne rasé, fumant sa pipe, une casquette à la main et le foulard autour du cou, en touriste détendu. Si détendu, en fait, qu'au stade Dynamo, il porte son foulard drapé autour de la tête, comme protection solaire. Ces instantanés suggèrent que la petite caricature en crayon noir à la première page de Voyage en Russie pourrait en fait être un autoportrait de l'auteur. Les photographies sont d'autant plus intéressantes qu'il ne semble pas exister d'autres représentations du jeune Lefort dans le domaine public.
Jules Lefort ne voyage pas seul. Voyage en Russie nous informe lapidairement qu'il fait partie d'un groupe de touristes, bien qu'il reste vague sur ses compagnons de voyage. L'album, par contre, nous montre le groupe, p.ex. au restaurant (n° 56, 119) et dans une chambre d'hôtel (120). Il s'agit fort probablement d'étudiants socialistes, dont il a fait la connaissance à l'Université de Berlin. Lefort mentionne même quelques noms. Ainsi voit-on une certaine Tamara (62), Charles Alberich (180) et un nommé Berthoncello (62, 148). Ce dernier est aussi représenté avec un petit ‹vagabond› ; le groupe cherche donc le contact avec les gens du pays. En fait, Lefort adore photographier des personnes qu'il rencontre en cours de route, que ce soient des jeunes filles sur le marchepied d'un wagon, des passants dans la rue ou une famille devant leur maison (p.ex. 142, 164, 181, 190), tous souriant dans l'objectif de leur nouvelle connaissance luxembourgeoise.
Lefort montre aussi les gens au travail. Lorsqu'il écrit, dans Voyage en Russie, que «la vie actuelle en Union soviétique est d'une pauvreté et d'une dureté sans pareilles» (Principes soviétiques, p. 16), il se peut qu'il ait pensé aux femmes qui vendent leurs marchandises étalées au sol (n° 57, 127). Mais en même temps, Lefort reconnaît les conquêtes techniques de l'Union soviétique, plus productive en matière agricole que l'Europe: «Une récolte pareille chez nous demanderait à 200 paysans 5 jours de travail. Pour manier une ‹combinée›, quatre hommes suffisent» (Principes soviétiques, p. 18). Dans l'album, nous voyons un sovkhoze près de Kharkov (94, 95, 111, 147, 156). Or, malgré les progrès techniques, le futur chef d'entreprise Lefort rejette l'idée du collectif étatique, car «l'agriculture ne peut ni rapporter, ni prospérer, ni augmenter sa productivité si le paysan n'y met son endurance et son amour-propre. Or, l'envie et la joie au travail se dissipe s'il voit, après la moisson, les trois quarts de ses produits confisqués par l'Etat.» (Principes soviétiques, p. 20)
Toutefois, Lefort ne s'adonne pas constamment à des réflexions économiques. En vrai touriste, il photographie de célèbres bâtiments comme le Kremlin à Moscou et les palais des tsars à Saint-Pétersbourg. À peine 15 ans après la Révolution et la Grande Guerre, la destruction se voit encore partout. La place devant le palais d'Hiver et les rues près de la maison de Lénine et de la grande mosquée de Leningrad se présentent comme de vastes chantiers (n° 82-85, 93). Si les rues à Moscou sont dans un état moins déplorable, Lefort est toutefois frappé par le travail des femmes qui réalisent le terrassement par le seul biais de leurs pieds nus (n° 32). Dans Voyage en Russie, l'auteur se montre impressionné par la capitale russe: «leurs coupoles bleues, vertes, dorées varient l'horizon. Une boue englue les chaumières, les jardins.... c'est Moscou ! [...] Les rues sont presque toutes fort bien macadamisées [...] partout on répare, on repeint, on restaure. L'immense place du théâtre conserve son beau décor impassible, ses jardins soignés, ses pelouses fleuries.» (pp. 12/19)
Malgré ces propos lyriques, Lefort ne peut nier son goût pour la technologie. La deuxième partie de Voyage en Russie, sous-titrée Principes soviétiques, est une analyse approfondie de l'économie russe, par les yeux d'un étudiant-ingénieur. En effet, le groupe visite plusieurs usines que Lefort décrit en détail dans son texte. Outre la centrale hydroélectrique de Dnieprstroï, il parle entre autres d'une usine de tracteurs à Kharkov (p. 32) et d'une houillère à Rostov (pp. 32-34), toutes deux également documentées par des photos (n° 108 resp. page non numérotée, après n° 73). Le visiteur luxembourgeois a même la chance de pouvoir assister aux débats du Deuxième plan quinquennal (n° 159, 186). Après de longues discussions avec les ingénieurs et travailleurs soviétiques, Lefort note avec satisfaction: «Nous sommes convaincus du système de travail appliqué dans telle ou telle fabrique.» (p. 12)
Ces quelques exemples pour montrer la façon admirable dont se complètent le récit de voyage et l'album de photos. Les deux sont un plaidoyer pour le voyage d'études, ils invitent à aller voir sur place les réalités économiques et politiques complexes d'une région. Ce voyage de jeunesse a donné à Lefort le goût du voyage et éveillé un intérêt bienveillant pour la Russie qui l'accompagnera toute sa vie. Et la conclusion à laquelle le voyageur arrive en 1932 semble étrangement d'actualité: «Les interventions, ainsi que la rupture des relations diplomatiques furent de graves fautes et n'ont rien changé à l'affaire. Le blocus, c'est-à-dire le massacre lent qui empêche de vivre ceux qui ne furent pas tués aux champs de bataille, en fut une autre. [...] Oui, l'Europe a besoin de la Russie [...] Donc, reconnaissons à l'U.R.S.S. la part à laquelle elle a droit dans les discussions internationales.» (Principes soviétiques, pp. 40/41)
Jules Lefort, directeur de la Brasserie Mousel
De retour à Berlin, Lefort continue ses études d'ingénieur. En 1934, il obtient son diplôme d'ingénieur en génie civil. 19 Mais sa mère, née Mousel, désire qu'il entame une carrière dans l'entreprise familiale. Lefort notera plus tard dans son History of the ‹Brasserie de Luxembourg anciennement Emile Mousel et Cie. Luxembourg-Clausen› que cette entreprise est le successeur de l'une des plus anciennes brasseries d'Europe, à savoir celle d'Altmünster. La brasserie, mentionnée depuis le seizième siècle, appartenait depuis 1825 à Michel et Jacqueline Mousel. 20 Le jeune homme achève donc une formation de brasseur à Berlin et à l'Institut Pasteur à Paris. 21 Ensuite, il intègre la brasserie Mousel comme ingénieur-brasseur et, à partir de 1939, il y fait partie du conseil d'administration. Pendant de longues années, et jusqu'à sa mort prématurée le 22.01.1965, il gère les affaires de l'entreprise. 22
Dans sa fonction de directeur-administrateur de la brasserie à Clausen, Jules Lefort rédige de nombreux discours et articles sur l'art de la fabrication de la bière. Une grande partie de ses manuscrits sont conservés dans les archives du Centre national de littérature. À côté de ces écrits professionnels, il cultive aussi un goût pour la littérature satirique.
Sa première tentative poétique, intitulée Der Furz in der Münstergasse 25, dénonce de façon ludique les repas peu appétissants dans la prison du Grund, où Lefort passe malgré lui deux mois en 1944. 23 Le poème, guère plus appétissant que la nourriture décriée, mentionne même brièvement la Russie.
On y lit:
«In Moskau furzt der Molotow
Es furzt das Reich in allen Gauen
von Ferkeln bis zu trächtigen Sauen... [...]
Doch aus der Fürzersymphonie,
genannt kurzum Furzkakophonie,
entsteht wohl einst die Anarchie.
Denn, wehe, wenn sie losgelassen,
rächend außer Rand und Band,
alle die im Grunde saßen,
und vom Prisongskoste fraßen,
bringen Fürze übers Land.»
Pendant les années à suivre, il rédige plusieurs poèmes de circonstance qui élucident ses idées sociales et politiques, mais aussi des vers qui font l'éloge de la bière Mousel. 24 Ce n'est qu'en 1957 que nous retrouvons tout à coup le thème russe dans ses écrits. En cette année, Lefort fait un deuxième long voyage en Union soviétique. À nouveau, il met ses impressions sur papier.
Deuxième voyage en Russie 1957
Le visa d'entrée pour l'Union soviétique est daté au 1 septembre 1957. 25 Le voyage est à nouveau organisé par l'agence russe Intourist. Mais si, jeune étudiant, Lefort a exploré le pays en train, le directeur d'entreprise préfère maintenant le voyage en avion. 26 Pendant quatre semaines, 27 il visite des sites touristiques à travers l'Union soviétique européenne, mais aussi des établissements d'un intérêt plus personnel, tels les kolkhozes qu'il connaît de son premier voyage, et les usines de bière. Lefort raconte les détails de ce voyage dans deux récits, dont le premier, Impressions et réflexions sur mes séjours en U.R.S.S., un tapuscrit de 21 pages, a probablement été rédigé assez vite après son retour au Luxembourg. Le deuxième est un discours que Lefort a tenu en 1959, lors d'une conférence de brasseurs néerlandais à Bois-le-Duc. 28 Si ce dernier se réfère surtout aux visites de brasseries soviétiques, tous les deux comparent avec éloquence les réalités économique, culturelle et sociale de l'Union soviétique telles que Lefort les a vécues en 1932 et 1957.
À son retour en 1932, les réactions de son entourage n'avaient pas été trop positives. Jules Lefort se rappelle: «[L]e voyageur qui rentre d'U.R.S.S. avec un jugement quelque peu nuancé [...] s'expose à être traité sinon de communiste, mais du moins de crypto-communiste, voir de grand naïf ou même de fou.» (Impressions, p. 1). Ceci n'est évidemment pas le cas. Jules Lefort se considère apolitique, et ‒ en tant que chef d'entreprise ‒ il est soucieux d'établir un réseau de contacts avec les fabricants de bière soviétiques, dont il apprécie grandement le travail (Rede an die holländischen Bierbrauer, p. 1). À Moscou, il loge à l'hôtel Metropol sur la Place du Théâtre. Le premier après-midi de son séjour dans la capitale, il est reçu par le directeur de l'Institut de la brasserie à Moscou, Emilian Vovk, qui lui fait faire le tour de l'usine. Lefort est plein d'enthousiasme pour la bière russe: «Das mir am besten mundende russische Bier, unter den in Moskau feilgebotenen Biertypen, hatte ich ebenfalls bereits gewählt. Hier war meine Wahl auf ein Jiguli-Bier von etwa 11 Balling, d.h. ein helles nach Pilsener Brauart hergestelltes Bier, gefallen.» (Rede an die holländischen Bierbrauer, p. 7) Le directeur Vovk initie le collègue à un nouveau procédé de brassage optimisé, que Lefort qualifie de ‹brassage continuel›. (pp. 9-11)
Le lendemain, Lefort visite la brasserie moscovite Badaiev non loin de la gare de Kiev (p. 12). Parmi les photographies non triées dans les archives privées de la famille Lefort, on en trouve une représentant quatre personnes en longue blouse blanche de chimiste, posant devant l'usine Badaiev. Un autre cliché en noir et blanc montre les mêmes personnes, cette fois (comme indiqué au dos de la photo) en visite à la brasserie Ostankino au nord de Moscou. Lefort semble avoir profité de l'occasion pour visiter un maximum de brasseries russes. Et en effet, il mentionne Ostankino également dans son discours à Bois-le-Duc, racontant à ses confrères hollandais, comment il a dégusté la bière Jiguli «des mir bestens angefreundeten Brauers Kiritschek.» (p. 12-13) Et c'est précisément ce Kiritschek, directeur de la brasserie Ostankino, qu'on voit sur ces photographies (à gauche sur photo Badaiev, à droite sur photo Ostankino). La photo prise à la brasserie Badaiev montre également Jules Lefort (à droite) et son épouse Betty Berens.
Lors de ce deuxième grand voyage en Russie, Jules Lefort s'est donc lié d'amitié avec plus d'un fabricant de bière soviétique. Les brasseurs de Kiev apprécient tellement leur homologue luxembourgeois qu'ils lui offrent, en guise de cadeau d'amitié, une statue de Tarass Boulba, le grand héro cosaque du roman éponyme de Nikolai Gogol. La statue en céramique, d'une hauteur de 45 cm, porte la dédicace: «De la part des brasseurs de la ville de Kiev. 20.09.1957» . 29
Lefort entre également en contact avec le président du sovnarkhoze de Moscou, Alexander Klementchouk. Pour combattre les problèmes d'une trop stricte centralisation, le gouvernement de l'URSS venait tout juste de créer le système des sovnarkhozes. Chaque grande ville ou région pouvait dès lors organiser son économie selon ses besoins. Alexandre Klementchouk confie une de ses idées à Lefort: pour contrecarrer la consommation excessive de vodka, il entend lancer la construction de 150 nouvelles brasseries. Cela, raisonne-t-il, incitera les Moscovites à boire de la bière au lieu de la vodka. (p. 13) Lefort, toutefois, n'est pas vraiment convaincu de cette logique.
De retour au Luxembourg, il reste en contact avec Klementchouk, comme en témoigne une lettre en allemand, datée du 3 mars 1958. Le Luxembourgeois y disserte longuement sur un nouveau procédé d'extraction du houblon de la brasserie Badaiev et lui conseille de consulter le directeur de l'Institut de la brasserie, Emilian Vovk, avec qui il en avait déjà discuté lors de son séjour à Moscou. Lefort s'intéresse vivement à améliorer la fabrication de la bière et consacre beaucoup de temps à créer une expérience gustative optimale. Sans doute les fructueuses discussions avec les collègues soviétiques l'aident-elles en partie à réaliser avec Pavel Weiner, en 1960, un brevet de «Verfahren zum Behandeln von Hopfen mittels Unterdruck und inerter Gase» . 30
Ces contacts en Russie, basés sur une passion commune pour le brassage, sont chers à Lefort, aussi et surtout parce qu'il est convaincu que de telles relations aident à créer un monde plus uni: «[La] compréhension réciproque [...] dissipera à son tour des méfiances ‒ et c'est là que va l'hypothèse du progrès sur la route qui peut mener à la véritable paix.» (Impressions p. 21) À cette fin, Lefort met tout en œuvre pour intéresser ses amis luxembourgeois: «J'ai ramené de mes voyages des photos et d'autres souvenirs que j'ai déposés sur la table du 1er où ils attendent l'examination de ceux qui s'y intéressent, et je me tiens prêt à fournir des explications à ceux qui m'en demandent.» (Impressions p. 20) Malheureusement, il n'existe pas d'album de photos de ce deuxième voyage en Russie, uniquement des photographies hétéroclites dans l'archive familial. Nous avons toutefois dans le fonds Jules Lefort un album de cartes postales des différentes républiques soviétiques. Lefort semble avoir assemblé cet album après son voyage en 1957, car on y trouve aussi quelques dépliants de la culture russe, entres autres une publicité de 1956. 31
Jusqu'à sa mort précoce en 1965, Jules Lefort garde son intérêt pour la Russie. Outre la conférence pour les brasseurs néerlandais, il rédige au moins deux autres textes à ce sujet. L'un est une préparation pour une courte histoire de la Russie, l'autre une description de la visite de Pierre le Grand à Zaandam. 32 À côté de ces écrits, le legs de Lefort comporte d'autres objets intéressants en rapport avec la culture slave. Dans sa lettre à Klementchouk, Lefort le remercie pour un disque qu'il lui a envoyé. En effet, Lefort posséda de nombreux disques avec des chansons populaires russes, telles par exemple Ах, ты душечка, красна девица [Ô toi, tu es ma chérie, jolie fille]. 33
Dans l'album de photos de 1932, on trouve à la première page une photographie d'un Jules Lefort plus âgé. En effet, cette photo a été placée dans l'album beaucoup plus tard. Elle montre Lefort avec son épouse dans le restaurant d'un hôtel à Leningrad, en 1962. Il porte une chapka qui donne au brasseur une authentique apparence slave. Lefort collectionnait ces couvre-chefs et la famille possède jusqu'à ce jour une bonne dizaine de chapeaux traditionnels provenant de toutes les régions de l'ancienne Union soviétique.
La photo mentionnée dans le paragraphe précédent fait preuve que Lefort a entrepris d'autres voyages en Russie. Dans une lettre du 2 juillet 1962, il écrit à une amie, «nous embarquerons pour l'URSS pour une huitaine» pour visiter des amis brasseurs. 34 Lefort avait bien choisi la date de son voyage. En effet, dans le fonds nous trouvons également une photo des délégués du Congrès mondial pour le désarmement et la paix, qui se tenait à Moscou, du 9 au 14 juillet 1962. En haut à gauche, on discerne Jules Lefort et son épouse Betty Berens.
En automne 1962, deux mois après le dernier voyage en Russie, Jules Lefort reçoit à nouveau un cadeau spécial de ses amis russes. Il s'agit d'un samovar typique en forme d'urne, plaqué argent, avec une dédicace en russe à Jules Lefort: «Господину Лефорт и его супруге от московских друзей. Москва 8.IX.1962 г.» [À Monsieur Lefort et son épouse par les amis moscovites. Moscou, le 8 septembre 1962]. 35
Ici finissent les aventures russes de Jules Lefort. Si l'Union soviétique a eu, dès son jeune âge, une fascination spéciale pour lui, Lefort a aussi visité de nombreux autres pays. Les étiquettes de bagage d'Air France, de la Indian Airlines Corporation, de Cathay Pacific et d'autres compagnies aériennes, qu'il a soigneusement conservées, symbolisent d'autant de voyages à travers le monde. Lors d'un discours tenu à la Loge des francs-maçons, dont il était membre, Lefort fait le récit de son premier grand voyage à travers l'Asie orientale:
«De la fraîcheur du Nord au vent froid de Mongolie, à la chaleur suffocante du Sud, des frontières de Sibérie par la muraille de Chine à Pekin, par le Yang Tse Kiang à Nankin et Shanghai, par le Houang Ho à Hanchéou, par le Pearl River à Canton et Hongkong [...] mon chemin de retour me conduisit à travers le Mekong en Indochine, en Thailande, en Birmanie et aux Indes, d'abord aux pleines du Bengale et du Ganges jusqu'aux pentes Sud-Est du Himalaya devant la Chine tibétaine aux confins du Népal, du Sikkhim et du Buthane.» 36
Un voyage transcontinental. De quoi faire pâlir d'envie Marco Polo !
Lors de ces voyages naissait en Lefort un intérêt prononcé pour la culture chinoise. Vers la fin de sa vie, il renforça ses contacts avec la Chine, notamment en assurant le poste de président des amitiés Luxembourg-Chine Populaire. C'est ainsi que, lors des funérailles de cet avide voyageur luxembourgeois, le pays lui faisait l'honneur d'envoyer une grande couronne de fleurs rouges accompagnée d'une bande avec la mention ‹La R.P. de Chine Relations Culturelles›.
Notes:
1 Jules Lefort, Voyage en Russie. Souvenirs et impressions, suivi de: Des principes soviétiques. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.2. Le texte est subdivisé en deux parties, avec une pagination séparée. Pour éviter toute confusion, dans cet article, la première partie sera nommée Voyage en Russie, la seconde Des principes soviétiques.
2 Archives de l'Etat, Luxembourg ‒ Russie ‒ Union Soviétique. Grands moments de l'histoire. Documents et objets d'art de 1867 à nos jours. Luxembourg, 1983 [catalogue d'exposition].
3 Jéhan Steichen, Bakuer Blätter. Luxemburg, Nimax, 1937.
4 Archives de l'Etat: Luxembourg ‒ Russie ‒ Union Soviétique. 1983, p. 35.
5 Luxembourg ‒ Russie ‒ Union Soviétique, p. 46.
6 Voir p.ex.: Sandra Schmit, «Rosemarie Kieffer und Tschingis Aitmatow. Luxemburgisch-kirgisische Literaturkontakte», dans: Die Widmung. Von der Vielfalt handschriftlicher und gedruckter Widmungen in Büchern. Mersch, Centre national de littérature, 2013, pp. 240-245.
7 Evy Friedrich, Notiert in der Sowjetunion. Luxemburg, 1953.
8 Voir aussi la collection Paul Pütz dans le fonds Deuxième Guerre Mondiale, CNL WWW2 ; 5.
9 Paul Pütz, «Voyage de Moscou à Nakhodka en train transsibérien en mars 1959», dans: Hémecht, 2001, n° 1, pp. 27-85.
10 Mars Schmit, «Mit Skizzenblock durch die Sowjetunion», dans: Revue, 5.11.1966, pp. 48-49.
11 Liliane Thorn-Petit, Lettres à Tatjana. Impressions de voyage en U.R.S.S. Luxembourg, SELF, [1969].
12 Passeport de Tony Lefort, délivré le 1er août 1917, et passeport de Jules Lefort, délivré le 3 septembre 1926. Collection privée Berchem-Lefort.
13 Certificat de récompense, 26.07.1926. Fonds J. Lefort, CNL L-370; III.2 (1).
14 Diplôme de fin d'études secondaires, 1929. Collection privée Berchem-Lefort.
15 Carte d'étudiant de la Deutsche Hochschule für Politik, 1931. Collection privée Berchem-Lefort.
16 Feuille manuscrite Jeanny Berchem-Lefort. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.2 (3).
17 V.T.: «Jules Lefort. Ein Nachruf», dans: Tageblatt, 13.02.1965. «Die Eltern von Jules Lefort stammten beide aus repräsentativ-konservativen Kreisen. Sein Vater, den er schon als Kind verlor, war im ersten Weltkrieg als Eisenbahningenieur ‹klerikaler› Transportminister. Die tiefe Religiosität der Mutter war bekannt.»
18 Les références de pages suivantes se rapportent, sauf indication contraire, au tapuscrit Voyage en Russie.
19 Copie du diplôme de la Technische Hochschule Berlin, 12.05.1934. Fonds J. Lefort, CNL L-370; III.2 (2).
20 Jules Lefort, History of the ‹Brasserie de Luxembourg anciennement Emile Mousel et Cie. Luxembourg-Clausen›. Tapuscrit, [s.d.]. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.5 (1-5).
21 V.T.: «Jules Lefort. Ein Nachruf», dans: Tageblatt, 13.02.1965.
22 M.St.: «Jules Lefort 1910-1965», dans: Revue technique luxembourgeoise, avril/juin 1965, p. 102.
23 Tapuscrit, une feuille copiée. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.1 (1).
24 Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.1 (2) / (9).
25 Passeport de Jules Lefort, délivré le 31 août 1955. Visa russe à la page 8-11. Collection privée Berchem-Lefort.
26 Jules Lefort, [Rede an die holländischen Bierbrauer in Herzogenbusch über sowjetische Bierfabrikation 15.11.1959], pp. 1 et 7. Tapuscrit inédit de 19 pages. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.3 (3). Par la suite, abrégé Rede an die holländischen Bierbrauer.
27 Jules Lefort, Impressions et réflexions sur mes séjours en U.R.S.S, p. 1. Tapuscrit inédit de 21 pages. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.3 (1). Par la suite, abrégé Impressions.
28 Lefort, Rede an die holländischen Bierbrauer [cf. note 26]
29 Collection privée Berchem-Lefort.
30 Patentschrift 1070121. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.5 (3).
31 Album de cartes postales. Fonds J. Lefort, CNL L-370; IV.3.
32 Jules Lefort, L'Histoire de Russie. Tapuscrit inédit de 6 feuilles. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.3 (2), et La Maisonnette de Pierre le Grand à Zaandam. Texte en allemand et en français. 2 feuilles. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.3 (4).
33 Collection privée Berchem-Lefort.
34 Lettre de Jules Lefort à Maria Rick-Barreau, 02.07.1962. Fonds J. Lefort, CNL L-370; II.M1.
35 Collection privée Berchem-Lefort.
36 Jules Lefort, Au pays des Bouddhas, suivi de, Entre la Chine et l'Inde. Tapuscrit inédit de 15 feuilles, p. 1. Fonds J. Lefort, CNL L-370; I.4 (1).
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